DOI:
https://doi.org/10.14483/25009311.14987Publicado:
2019-06-19Número:
Vol. 5 Núm. 7 (2019): julio-diciembreSección:
Sección CentralDiscurso de un hombre decente, «Discours d’un homme convenable» (2011-2012) Le témoin en personne
Speech by a decent man, «Discours d'un homme convenable» (2011-2012) Le témoin en personne
Discurso de um homem decente, «Discurso de um homem convicto» (2011-2012) Le témoin en personne
Palabras clave:
Representación, testigo, Anatomía de la violencia en Colombia, Mapa Teatro (es).Palabras clave:
Representação, testemunho, anatomia da violência em Colômbia, Mapa Teatro (pt).Palabras clave:
Representation, witness, Anatomy of Violence in Colombia (en).Descargas
Referencias
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Sección Central
Discurso de un hombre decente, «Discours d’un homme convenable» (2011-2012) Le témoin en personne
Speech of a Decent Man, «Discours d'un homme convenable» (2011- 2012) Le témoin en personne
«Discours d'un homme convenable» (2011-2012) Le témoin en personne
Discurso de um homem decente, « Discours d’un homme convenable » (2011-2012) Le témoin en personne
Estudios Artísticos
Universidad Distrital Francisco José de Caldas, Colombia
ISSN: 2500-6975
ISSN-e: 2500-9311
Periodicidad: Semestral
vol. 5, núm. 7, 2019
Recepción: 05 Septiembre 2018
Aprobación: 10 Octubre 2018
Esta obra está bajo una Licencia Creative Commons Atribución 4.0 Internacional.
Resumen: El discurso de un hombre decente (Bruselas 2011- Medellín 2012) es la segunda parte del tríptico "Anatomía de la violencia en Colombia". Si el núcleo problemático de la primera parte fue la tensión entre la celebración y las masacres perpet- radas por los paramilitares; el segundo se centrará en la relación entre la fiesta y el tema del narcotráf- ico, antes de abordar, en la última parte del tríptico, la tensión entre la fiesta y la revolución, desde la perspectiva de la guerra de guerrillas: tercer tema sensible y difícil de la historia contemporánea de Colombia.
Palabras clave: Representación, testigo, Anatomía de la violencia en Colombia, Mapa Teatro.
Abstract: The "Speech of a Decent Man" (Brussels 2011 - Medellín 2012) is the second part of the triptych "Anatomy of Violence in Colombia". If the problem of the first part was the tension between the cele- bration and the massacres perpetrated by the para- militaries, the second will focus on the relationship between the feast and the issue of drug trafficking, before addressing, in the last part of the triptych, the tension between the feast and revolution from the guerrilla’s point of view: a sensitive and diffi- cult third subject in the contemporary history of Colombia.
Keywords: Representation, witness, Anatomy of Violence in Colombia, Mapa Teatro.
Résumé: Le «Discours d'un homme convenable» (Bruxelles 2011 - Medellín 2012) est la deuxième partie du triptyque « Anatomie de la violence en Colombie ». Si le problème de la première partie était la tension entre la célébration et les massacres perpétrés par les paramilitaires, la seconde mettra l'accent surla relation entre la fête et la question du trafic de drogues, avant d'aborder, dans la dernière partie du triptyque, la tension entre fête et révolution du point de vue de la guérilla : troisième sujet sensible et complexe dans l'histoire contemporaine de la Colombie.
Mots clés: Représentation , témoin , Anatomie de la violence en Colombie, Mapa Teatro.
Resumo: O discurso de um homem decente (Bruxelas 2011– Medelin 2012) é a segunda parte do tríptico “Anatomia da violência em Colômbia”. Se o núcleo problemático da primeira parte foi a tensão entre celebração e os massacres perpetrados pelos paramilitares; o segundo se centrará na relação entre a festa e o tema do narcotráfico, antes de abordar, na última parte do tríptico, a tensão entre a festa e a revolução, desde a perspectiva da guerra de guerrilhas; terceiro tema sensível e difícil da história contemporânea da Colômbia.
Palavras-chave: anatomia da violência em Colômbia, Mapa Teatro, Representação, Mapa Teatro.
Yo soy un hombre decente, que exporta flores,« Je suis un homme convenable qui exporte desfleurs »1Pablo Escobar, 1983
Nous remarquons aujourd’hui que la même année où nous avions commencé à travailler avec les détenus, sicarios pour la plupart d’entre eux, de la prison de Bogotá (1993), Pablo Escobar était assassiné, et vingt ans plus tard, quand nous revisitons et nous confrontons à nouveau cette figure paradoxale de Colombie , la légalisation, l’encadrement, la régulation, ou la dépénalisation du marché mondial de la drogue, deviennent une question de premier plan, assumée et traitée par les hommes politiques de tous bords. Il aura donc fallu cinquante ans, depuis la Convention de Vienne en 1961, pour que l’on affirme publiquement le fait que la guerre contre la drogue est un véritable échec.
Le choix d’un « discours » de Pablo Escobar tient à une question qui nous a été posée par le Dramaturg allemand, Joachim Gerstmeier, sur la question de la relation entre les discours politiques et le théâtre, question qui s’est transformée, quelque temps après, en une invitation à participer au Spoken World Festival. 2 L’idée était de remettre sur le tapis cette ancienne question de la mise en scène de la parole et du discours politique qui remonte à ses origines grecques en associant une compagnie de théâtre par continent, pour un travail de montage d’un discours politique au théâtre. Le dramaturge et metteur en scène espagnol, d’origine argentine, Rodrigo García avait été invité pour l’Amérique du Sud. Après qu’il ait décliné l’invitation, Joachim Gerstmeier s’est adressé à Mapa Teatro avec la proposition suivante : « Quel serait l’homme politique colombien, dont le discours aurait transcendé le contexte politique local, pour atteindre une résonnance dans le contexte global ? » A cette provocation, nous avons répondu par une autre : « Pablo Escobar », rappelant que ce fameux narcotrafiquant avait été, à une période de sa vie, suppléant d’un représentant de la chambre des députés, 3 en Colombie. D’une famille modeste, originaire du département d’Antioquia, dont la capitale est Medellín, cet homme avait inventé et développé un immense réseau de contrebande, puis de trafic de drogue, qui lui avait permis de fonder un puissant empire économique, au point de figurer à la septième place dans la liste des plus grosses fortunes mondiales. Une fois acquis ce pouvoir économique considérable, il avait rapidement compris que pour le renforcer, il se devait d’infiltrer l’appareil politique, et d’occuper luimême une place dans cette machine.
En 2011, les discours politiques prononcés par Escobar tout au long de sa vie publique deviennent donc notre matériau dramaturgique privilégié. En décembre de cette même année, nous présentons à Bruxelles, dans le cadre du Spoken World Festival, une première « lecture-performance » du Discurso de un hombre decente, titre inspiré d’une réponse cynique que Pablo Escobar avait donné à un journaliste qui l’avait interviewé au sujet de ses activités illicites, au moment où l’on le soupçonnait déjà d’être à la tête d’une grande organisation criminelle. 4
Mais quelle pourrait être la nature politique du discours d’un homme qui était parallèlement l’un des plus grands truands de la planète ?
On m’appelait le monstre. Le fou. Le Robin des Bois colombien. Le Patron. Le Papa. Aujourd’hui, on m’appelle Monsieur le Président et je suis l’homme le plus célèbre au monde, après le Pape. […] La première chose à faire, avant même de considérer les aspects légaux, c’est de structurer le commerce de drogue en profondeur. Nous transformerons les conditions actuelles du négoce aux Etats Unis. Ce marché requiert un traitement plus rapide, tactique, métallique et drastique. Les distributeurs et les agents qui travaillent pour les cupides mafias nord-américaines, qui sont les pires de la planète, coupent notre or blanc sans égal, le mélangent à d’autres substances afin d’augmenter leurs revenus, diminuant de la sorte leur qualité, trompant les consommateurs et mettant en péril leur santé et leurs vies. (Discours de Pablo Escobar, 1983)
Aussi incroyables qu’elles puissent paraître, toutes ces phrases, Pablo Escobar les a prononcées àun moment ou à un autre de sa vie. Après avoir collecté l’ensemble de ses discours réels, interviews, déclarations et communiqués, nous avons opéré, avec l’aide d’un chercheur spécialisé dans la rhétorique politique, Camilo Uribe Posada (que nous avons désigné comme « logographe » de ce discours), des choix de montage, qui nous ont conduit à construire de toutes pièces un « vrai faux » discours d’intronisation de Pablo Escobar, imaginé un jour « Président » de la République de Colombie.
Ce discours, complètement disparate, fait néanmoins apparaître une logique parfaitement cohérente, qui aboutit à la question évidemment actuelle de la légalisation des drogues. Quelques jours avant la lecture-performance de Bruxelles, le vrai Président de la Colombie, Juan Manuel Santos, déclarait très officiellement à Londres : « si (finir avec la violence du trafic de drogues) signifie sa légalisation, et si le monde pense que c’est ça la solution, je lui donne la bienvenue ; je ne suis pas contre.» 5
Les mafias nord-américaines exploitent sans honte les cultivateurs, les récolteurs, tout le personnel colombien qui se charge du processus de fabrication, d’épuration, du transport et de l’exportation. Nous contrôlerons le marché nord-américain. Nous gèrerons une expansion agressive de nos circuits de distribution et de vente dans ce territoire. Nous offrirons un produit dont la qualité sans égal sera garantie, aux prix concurrentiels et abordables. Une meilleure marchandise, vendue à un prix juste, représentera pour la Colombie des bénéfices plus importants. (Escobar, 1983)
Le discours de Pablo Escobar a été traité sous deux formes distinctes, tant sa présence ne pouvait évidemment pas être représentée. La première étaitla projection du discours, présenté dans la matérialité d’un « document déclassifié ». Nous avons créé ce document à partir d’une image trouvée dans les archives audiovisuelles de Pablo Escobar lui-même. 6
Le document a été inventé avec une telle rigueur que certains spectateurs, y compris en Colombie, l’ont prise pour une pièce authentique. Le second portevoix de ce discours à la force de vérité paraoxale, hétéroclite et disparate ne pouvait qu’être paradoxal, hétéroclite et disparate. Ce portevoix était Viviane De Muynck 7 : elle est assise à l’intérieur d’une cabine éclairée, de ces cabines qui sont utilisées dans les conférences internationales, pour les traductions simultanées. La lumière est froide. Le document déclassifié est posé sur la table, il est prononcé en flamand; 8 devant elle, un micro d’interprète, derrière une vitre, avec des soustitres en français. Au début de la lecture, sa voix derrière le micro est sans émotion apparente, dans cette distance propre aux opérations de traduction simultanée, avec une voix désaffectée et flottant avec rigueur, entrecoupée par les images d’archives de Pablo Escobar, projetées sur un écran derrière elle. Entre autres, cette image très banale, qui va devenir pour nous la « pièce à conviction ». Il est en train d’inaugurer un stade de foot, bien évidemment financé par lui, et dans un premier plan, on le voit introduire dans sa poche ce qui était vraisemblablement le texte du discours qu’il venait de prononcer pour cette occasion. Nous avons prélevé quelques photogrammes de ce plan pour en faire le point de départ de notre ethno-fiction.
Nous plaiderons face à l’Organisation Mondiale du Commerce en faveur de la reconnaissance de l’appellation d’origine de notre précieux or blanc, auquel, pourquoi ne pas l’imaginer, la Food and Drug Administration, donnera son aval. [...] L’appui que vous m’avez tous démontré dans les urnes, avec le vote le plus élevé obtenu par un candidat à la présidence de la République au cours de toute notre histoire électorale, me donne la confiance suffisante et nécessaire pour dire, au nom de tous les colombiens, que nous voulons pouvoir choisir. C’est pour cela que cet aprèsmidi même, nous proposerons à la Chambre des Députés un projet de loi en vue d’organiser un référendum pour légaliser les drogues (Mapa Teatro, 2012).
Celleci s’est trouvée encore stimulée par notre visite du Museo de la Policía, « Musée de la police », de Bogotá, qui a joué un rôle fondamental dans notre enquête dramatique. On y trouve une salle singulière entièrement dédiée au « capo de la mafia », devenu l’un des trophées les plus précieux de la police colombienne. Dans différentes vitrines, on découvre de nombreux objets du « patron » : son revolver en or, sa Harley Davidson en or, elle aussi ; ses téléphones satellitaires, et toute sorte des technologies qu’il possédait avant même que la police n’en soit équipée. Parallèlement à ces preuves authentiques, le visiteur assiste à une mise en scène pleine de naïveté, qui représente trois moments de la vie de Pablo Escobar. Le premier mannequin le représente dans son rôle d’homme politique. Il est assis dans un fauteuil, élégant, empreint d’autorité, avec costume sombre, chemise blanche et cravate noire ; la jambe droite croisée sur la gauche, les mains posées sur les avantbras du siège, la tête inclinée, dans une posture hiératique. Le deuxième mannequin le représente debout, à l’époque où il a été emprisonné, dans un costume rayé qui renvoie à l’imagerie traditionnelle du prisonnier ; les mains agrippées aux barreaux d’une modeste cellule. Une image grotesque quand on connaît les conditions scandaleuses de son incarcération, dans une prison construite spécialement pour lui, connue sous le nom de La Catedral, un lieu incroyablement luxueux, un véritable hôtel sept étoiles, prétendument de haute sécurité, dont il finit par s’échapper. 9 Le troisième mannequin le représente le jour de sa mort, lorsqu’il a été abattu par la police, le 2 décembre 1993, couché dans un sarcophage vitré avec les habits qu’il portait le jour de sa capture.
Ces représentations muséographiques, naïves et complètement « kitsch » étaient tellement grossières qu’elles lui conféraient une allure presque « chaplinesque ». Remarquons que ces stratégies d’exposition officielle et institutionnelle empruntent largement aux codes traditionnels et mimétiques du théâtre et à sa logique de mise en scène. Comme si l’histoire ne pouvait témoigner qu’en se servant des codes de la fiction. Et c’est justement à partir de cette question du rapport problématique entre vrai et faux, entre réalité et fiction, que s’est déployé ce deuxième volet, en particulier.
Un film de cette visite au Museo de la Policía de Bogotá a été tourné et monté pour être projeté derrière Viviane de Muynck, lors de sa lecture-performance : au fur et à mesure que l’actrice lit le discours, telle une interprète, sa voix commence à s’infléchir ; subtilement, certains mots la font trébucher, et sa voix se met à vibrer. Elle s’empare des mots qu’elle traduit d’une manière de plus en plus physique jusqu’à ce que sa voix finisse par faire corps avec le discours qu’elle porte. Viviane de Muynck est le témoin traducteur d’une expérience qui n’aurait jamais pu se réaliser sans le détour de l’opération qu’elle mène sur le plateau en tant que traductrice, « interprète simultanée » du discours.
[...] Je sortirai la Colombie de la liste honteuse des pays pauvres. Nous deviendrons la première nation quant à la culture et à l’art. Nous poserons les fondements de l’art du futur : ma région tropicale exubérante donnera le ton d’une nouvelle sensibilité. [...] Compatriotes, la nuit de la rénovation est arrivée! (Escobar, 1983).
Ce discours sera ponctué par les thèmes musicaux interprétés par un groupe de musiciens de Medellín, la Banda Marco Fidel Suárez, composé de cinq musiciens et dirigé par Danilo Jiménez, qui se trouve de l’autre côté du plateau. Cet homme, aujourd’hui âgé de 78 ans, a été dans les années quatre-vingt et quatre-vingtdix, l’un des musiciens attitrés de Pablo Escobar. Il était convié avec sa bande à jouer dans les fêtes privées du patron, ou à l’occasion d’événements publics dans les quartiers populaires de Medellín, où Pablo Escobar proférait ses discours, lors de l’inauguration d’un parc, d’un stade de foot ou d’un hôpital qu’il avait luimême financé. Ce témoin essentiel d’une époque, si proche de ce « héros mythique contemporain », est toujours resté dans les coulisses de ce monde de lumières, un passage obligé pour tout coup réussi: dès qu’un « chargement » arrivait à bon port aux Etats-Unis, c’était fête obligatoire, paillettes et feux d’artifices. Il en a vu des choses, cet hommelà, il en a entendu, des choses inaudibles.
Tous les dimanches, on accompagnait Pablo qui faisait des discours politiques dans les quartiers populaires. On se présentait aussi dans ses fêtes privées. On a même joué dans son Hacienda Nápoles. On nous disait : posez-pas de questions. On ne mêlait de rien. On ne payait nos services, un point c’est tout. C’était un secret pour personne. Tout le monde savait. Et tout le monde y allait. Et quand je dis tout le monde, c’est tout le monde. On nous disait : à telle heure et à tel endroit. On ne savait pas avec qui on allait, ni où on allait. Quelquefois, on arrivait et y’avait personne, mais on nous disait : ça ne fait rien, jouez et faites-vous payer à l’heure. On jouait toute la journée, jusqu’au lever du soleil. Quelquefois ils nous demandaient de jouer toute la nuit la même chanson. Un soir, quand on avait rempli notre contrat, Pablo m’a demandé de jouer une heure de plus. Cette heure, il ne me l’a jamais payée. Il me la doit encore. C’est la dernière fois que je l’ai vu. (Jiménez, 2011)
Assurément, cet homme, comme des milliers d’autres, a bénéficié du « système Escobar » il a même pu survivre grâce à cette machine diabolique, mais comme tant d’autres, il a aussi payé le prix fort. Après un attentat ordonné par Escobar contre la police, dans la « Plaza de toros » La Macarena de Medellín où Don Danilo jouait avec sa bande, il est en effet passé du statut de témoin oculaire à celui de témoin victime.
Le 17 février 1991, une voiture piégée chargée de 150 kilos de dynamite a explosé à cinquante mètres des arènes La Macarena de Medellín, là où l’orchestre était en train de jouer. Trois des musiciens et la femme de Danilo Jiménez moururent après l’attentat. Lui, il fut grièvement blessé. J’ai eu beaucoup de séquelles à la tête. Pendant sept ans j’étais perdu, y’a pas d’autre mot pour le dire. Je marchais dans la ville et je me perdais. Ça a été dur de sortir du néant. On m’a fait asseoir avec des mômes devant un tableau noir. J’ai réappris à parler, à lire, à écrire. Et je suis revenu, peu à peu, comme après une soûlerie. Peu à peu, Je suis revenu... (Jiménez, 2011)
Dans le spectacle, cet homme, qui n’avait jamais chanté, accepte notre invitation et se met à chanter. Nous sentons bien que cette forme de phonè lui permet de restituer l’immense vulnérabilité de son corps. Nous lui demandons de choisir une chanson, et il nous propose un air qu’il chantait à sa femme, décédée à cause de cet attentat. Il se met à fredonner cet air sur un rythme syncopé. «Comment peutil suivre ce rythme avec ses deux petits bouts de bois, des claves, tout en chantant?», nous demandons-nous. C’est certainement la pulsion vitale de cet homme, exposé, vulnérable, mais amené à déjouer, envers et contre tout, sa position de victime.
Le problème n’est pas de savoir s’il faut montrer ou pas les horreurs subies par les victimes de telle ou telle violence. Il réside par contre dans la construction de la victime, comme élément d’une certaine distribution du visible. Une image ne va jamais seule. Elles appartiennent toutes à un dispositif de visibilité qui régule le statut des corps représentés, et le type d’attention qu’ils méritent. La question est de connaître le type d’attention qui provoque tel ou tel dispositif. 10 (Rancière, 2008)
La performance-traduction de Viviane de Muynck était non seulement ponctuée par les interventions musicales de ce témoin singulier, mais aussi par les déclarations de Francisco Thoumi, un expert colombien spécialisé dans les problèmes de violence et narcotrafic, ancien consultant du département de l’ONU consacré à ces questions, et aujourd’hui membre de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime ONUDC. Il s’agit là du témoin expert, qui fait état, chiffres et statistiques à l’appui, de l’échec avéré des politiques de répression menées contre tous les maillons de la chaîne du narcotrafic, de la production paysanne jusqu’à la consommation citadine mondialisée, en passant par toutes les étapes du réseau de distribution des substances psychotropes.
Le discours technique de ce spécialiste reconnu faisait apparaître la longue histoire des addictions humaines mais, plus encore, la grande cohérence du discours d’Escobar, lorsqu’il revendiquait la légalisation des drogues, tout en en montrant toutes les contradictions.
Dans cette première version du travail, sous forme de lecture-performance, nous avions un entre-lacement de trois éléments (discours, musique, expertise) et trois types de témoins : la traductrice du discours, le musicien victime, l’expert en narcotrafic. Dans une deuxième version du travail, que nous pouvons appeler montage théâtral (Medellín, 2012), nous avons souhaité concentrer l’intervention de l’expert au début de la représentation. La lecture de Bruxelles se déroulait au milieu d’un foisonnant dispositif de plantes tropicales, qui faisait davantage penser à une installation qu’à un «décor». L’opération qui déplace les acteurs, très loin du « personnage », pour en constituer les multiples figures du témoignage, est également présente dans l’ensemble des dispositifs de représentation, à commencer par l’espace. Ce dispositif scénographique aux accents muséographiques n’était pas sans rappeler ces grandes manifestations culturelles du XXème siècle, dites «expositions universelles», organisées dans l’esprit de la colonisation, jusqu’aux sinistres « zoos humains». 11 Dans un jardin artificiel, Heidi, à nouveau témoin narratrice, arrose des plantes «exotiques», bien vivantes, comme une parfaite ménagère : la «domestication» des cultures autrefois lointaines et secrètes, une tendance lourde de la mondialisation. C’est bien la question que pose cette figure : «A quelle condition peuton incorporer ces substances dites illicites dans la vie quotidienne? »
Teatro Pablo Tobón Uribe, Medellín, le 10 février 2012. Nous découvrons, aux abords du théâtre, collé sur les murs, le portrait en sérigraphie noir et blanc de Pablo Escobar, avec pour seule information : une date, une heure, une adresse. Les renseignements sur sa prochaine apparition publique ? Un rendez-vous très inquiétant.
Le rideau rouge du théâtre est fermé. Une musique des années quatre-vingt annonce au public qu’il va se passer quelque chose. Encore tiré, le rideau laisse apparaître une jeune femme dans une tenue qui renvoie aux codes « disco et paillettes » de ces annéeslà. Sa coiffure, très élaborée, et son maquillage, très exagéré, renforcent son caractère anachronique et parfaitement artificiel. Dans ce mode de représentation parodique parfaitement assumé, l’actrice s’inspire de l’image d’une journaliste très célèbre, figure iconique de la télévision colombienne, d’autant plus célèbre qu’elle fut l’amante de Pablo Escobar. Cette image médiatique incarne ces phénomènes publics qui, à l’ère de la mondialisation, racontent toutes les horreurs du monde sur les écrans de télévision de la planète, et dont la beauté factice réussit parfaitement à « banaliser le mal ». Elle descend de la scène, se rapproche des spectateurs, et s’arrête pour saluer un homme assis parmi le public. Elle l’invite à monter sur le proscenium, et le présente comme ce qu’il est, un spécialiste de la violence et du narcotrafic. Elle sort de son petit sac une liste de questions, et l’interroge.
Après la création à Bruxelles et à Medellín, le professeur Francisco Thoumi, notre expert en matière de narcotrafic, ne pourra plus nous accompagner dans nos tournées internationales mais, par contre, il continuera à choisir les pairs « experts » dans chaque pays où nous présenterons le Discurso de un hombre decente. La multiplication de ces paroles nous permettra de confronter les questions soulevées dans la pièce à des problématiques locales très différentes. Un dialogue public, transnational, et ouvertement polémique, s’ouvrira à la suite de cette rencontre entre des matériaux « fictifs » et des réalités spécifiques. En Argentine, par exemple, l’idée que ce pays était le premier consommateur de cocaïne de l’Amérique latine passait très mal alors qu’elle était exposée par un compatriote. Au Brésil, difficile de faire entendre aux spectateurs que leur pays est devenu un des pays les plus touchés par le problème des drogues, au dire d’un expert local reconnu. A Santiago, l’expert chilien mettait le doigt sur une question tabou : ce pays est depuis longtemps une zone charnière entre la feuille de coca bolivienne et la poudre à destination mondiale. Ces informations, à l’évidence peu «politiquement correctes », permettent de déplacer le focus, et d’élargir la question : le monde entier est empêtré dans cette problématique.
Lors de la création, à Medellín, pendant que l’expert expose ses arguments au public du théâtre, un spectateur – qui n’est pas un comparse – se lève et crie : ¿Cuándo empieza el teatro?, « Mais quand va commencer le théâtre? » Quinze minutes plus tard, la lumière de la salle s’éteint, et le « théâtre » va maintenant pouvoir se déployer.
La présentatrice, qui est un peu le fil rouge, le conteur du spectacle, donne toute une série d’informations liées à la thématique de la cocaïne – tirées des journaux du monde entier – avec la légèreté de la journaliste qui présente les nouvelles du soir. Parmi ces annonces, les dépêches soulignent l’effet planétaire et globalisé de ce phénomène. La succession des informations s’accélère et va crescendo jusqu’au paroxysme. La parole signifiante, «communicative», est déplacée par la force de la phonè : la voix devient mouvement, la parole, cri ; le corps de la présentatrice, champ de bataille de l’esprit, danse vertigineuse de multiples sensations.
Buenos Aires, 17 octobre 2009.
Le sel rend dépendant, autant que la cocaïne. Député du Parti Radical propose d’interdire le sel.
Méxique, 29 janvier 2011.
Les études de la célèbre neurologue Nora Volkow, arrière petite-fille de Léon Trotsky, montrent que la cocaïne change la structure du cerveau. Elle affirme que la légalisation de la drogue augmenterait sa consommation.
Washington, 20 octobre 2010.
On découvre un extrait végétal qui combat la dépendance à la cocaïne. Une plante grimpante kudzu, originaire d’Asie.
Bogotá, 8 août 2011.
La Cour constitutionnelle pénalise la dose personnelle.
Bogotá, 10 mai 2013.
La Cour constitutionnelle dépénalise la dose personnelle.
Lisbonne, 30 janvier 2009.
Exfemme de Julio Iglesias affirme qu’il était coureur de jupons, cocaïnomane.
Santiago du Chili, 1er décembre 2011.
L’opération Trotamundo démantèle à Santiago la bande « les cuisiniers de la drogue. »
Moscou, 26 août 1998.
La Russie alerte sur le fait que les cartels latinoaméricains augmentent leur activité dans le pays.
Moscou, 28 août 1998.Les dix mafias les plus dangereuses au monde sont : les jamaïcains et les britanniques Yardies, la mafia albanaise, la mafia serbe, la mafia israélienne, la mafia mexicaine, Yakusa du Japon, les triades chinoises, les cartels colombiens, la cosa Nostra de Sicile et des Etats Unis, la mafia russe.
Brighton, le 11 février 2010.
Des enfants anglais trouvent 200 grammes de cocaïne parmi les bonbons de Halloween.
Bogotá, le 10 août 2010.
On trouve 174 kilos de cocaïne dans l’avion présidentiel.
La Paz, 13 décembre 2012.
La Bolivie expulse la coca (cola) de son territoire.
Rome, 20 septembre de 1999.
La police italienne trouve 40 kilos de cocaïne dans une valise diplomatique. La drogue était cachée dans des jarres qui faisaient partie du décor d ́une pièce de théâtre.
Los Angeles, 1er février 2013.
On soupçonne que Whitney Houston aurait pu être assassinée à cause d’une dette de plus d’un million cinq cent mille dollars pour l’achat de cocaïne.
Buenos Aires, 8 de septembre de 2011.
Le chanteur Charly Garcia, souvent objet de controverse, a admis à nouveau publiquement sa dépendance à la drogue et a déclaré au cours d’un récital : « Les mecs, laissez la drogue, laissezla moi toute. »
Pour la version théâtrale à Medellín, nous avons convié, non plus une « traductrice » – nous étions revenus à l’espagnol, langue originale du discours–, mais un jeune musicien de la Comuna 13 de cette ville ; nouveau témoin, porte-voix du discours de Pablo Escobar en espagnol. Après la lecture-perormance de Bruxelles, il nous est apparu essentiel de trouver la voix juste qui puisse présenter ce discours dans le contexte colombien et latino-américain, en dehors de toute « représentation » et d’incarnation mimétiques, quelles qu’elles soient.
Ce n’est un secret pour personne que le commerce de la drogue a enrichi certains compatriotes. La société n’a jamais réussi à vaincre les vices. Les budgets et les agents disposés à mener ce combat ne seront jamais suffisants. La bataille contre le trafic de drogue est perdue. Sans l’argent illégalement acquis et l’entrée de dollars dans le pays, nous serions affligés par une grave crise économique. Le trafic de drogue est le premier négoce mondialisé au monde, il n’y a aucun moyen de l’arrêter. Tous les pays achètent et vendent de la drogue, même si l’on légalisait la drogue, on n’arrêterait pas le négoce. C’est ce qui s’est passé avec l’alcool aux Etats Unis. Tout se négocie et tous négocient. (Chanson de Jeihhco, 2012)
Jeihhco, 12 jeune musicien de hip-hop, avait acquis une certaine notoriété par son activisme politique dans le quartier le plus violent de la ville de Medellín. Ce quartier, héritier de la confrontation entre les différentes forces en présence : cartels de la drogue, guérillas urbaines, groupes paramilitaires et bandes criminelles concentre, depuis l’époque de Pablo Escobar, sous les yeux impuissants de l’État, toutes les luttes pour la conquête des territoires. Jeihhco appartient à cette nouvelle génération de jeunes artistes qui a grandi là, dans un contexte qui n’a cessé de subir les effets pervers de la logique des mafias. Ce témoin privilégié, si proche de la logique exposée par Escobar dans son « discours » est en même temps très éloigné, par sa jeunesse et ses positions politiques, de ce qu’il représente. Un témoin protagoniste qui se révèle antagoniste, qui résiste à ce système de pensée et qui en devient l’opposant le plus radical. Il y a donc un contraste net, une profonde tension dialectique entre ce discours paroxystique et cet homme qui le lit aujourd’hui. Et ce d’autant plus qu’il l’exprime dans le rythme et l’énergie du hip-hop. Il oppose son paroxysme musical à la logique délirante de ce discours intenable : la musique comme seul contrepoint. Seul le son de sa phonè est là pour contredire l’idéologie de ce discours insensé.
Deux générations de musiciens se retrouvent donc à présent : celle qui a été témoin des événements, et celle qui en a subi les secousses secondaires. Ils se retrouvent maintenant sur la même scène, pour partager une histoire qu’ils tentent de rendre commune. Des musiciens qui cherchent à s’accorder, articuler leurs histoires respectives, à partir de leurs registres musicaux, si distants l’un de l’autre.
Dans le dispositif scénique initial, Heidi, qui dans ses gestes n’était pas sans évoquer la « ménagère jardinière », est devenue ellemême – ultime déclinaison du témoin – une plante parmi les plantes : une plante de coca parmi les plantes de coca, spécialement transportées pour le spectacle depuis une plantation du sud de la Colombie. 13 Dans le paysage symbolique colombien, la plante véritablement exotique, c’est sans aucun doute la coca, la plante sacrée. Cette installation n’a jamais pu s’exporter en dehors de nos frontières.
Dans le cadre de l’exposition Unruhe Der Forme (« Akulliku », Vienne, 2013), le Wiener Festwochen nous commande une installation à partir des matériaux audiovisuels du Discurso de un hombre decente. Heidi et Pierre-Henri Magnin se rendent à Cochabamba, en Bolivie, la région des coopératives de coca, d’où le Président Evo Morales est orginaire. Ils tournent un film dans les plantations artisanales, tout à fait légales dans ce pays, dans l’idée de présenter les images au milieu d’un tapis de feuilles de coca. Il fallait donc exporter de Bolivie plusieurs gros sacs de feuilles à destination de Vienne. La Convention de Vienne venait de voter la réintégration de la Bolivie au sein des Nations Unies, reconnaissant finalement que la mastication de la feuille de coca n’était pas un délit puni par les normes internationales, mais une tradition millénaire. Malgré cela, l’envoi des sacs de feuilles de coca s’est avéré impossible par l’interdiction des autorités autrichiennes, ce qui montre bien la distance entre une décision politique et son application concrète dans l’imaginaire collectif. Sans les feuilles de coca, l’installation perdait tout son sens. Nous avons donc bravé l’interdit, à une échelle symbolique, en transportant dans nos bagages personnels plusieurs petits paquets de feuilles, en vente dans les magasins d’alimentation biologique. Le jour de l’inauguration, nous nous en sommes servis dans l’espace même de l’installation, pour préparer et offrir aux visiteurs une tasse de thé de coca. Cet objettémoin a suscité des réactions très contrastées, de l’effroi au bienêtre. Une femme âgée qui avait hésité à boire le thé est finalement revenue prendre une seconde tasse, puis une troisième... convaincue du bienfait de ce « breuvage mythique », maudit pendant tant d’années par la Convention de Vienne.
Monsieur le législateur,
Monsieur le législateur de la loi de 1916, agrémentée du décret de juillet 1917 sur les stupéfiants, tu es un con. Ta loi ne sert qu’à embêter la pharmacie mondiale sans profit pour l’étiage toxicomanique de la nation parce que :
1° Le nombre des toxicomanes qui s’approvisionnent chez le pharmacien est infime ;
2° Les vrais toxicomanes ne s’approvisionnent pas chez le pharmacien ;
3° Les toxicomanes qui s’approvisionnent chez le pharmacien sont tous des malades ;
4° Le nombre des toxicomanes malades est infime par rapport à celui des toxicomanes voluptueux ;
5° Les restrictions pharmaceutiques de la drogue ne gêneront jamais les toxicomanes voluptueux et organisés ;
6° Il y aura toujours des fraudeurs ;
7° Il y aura toujours des toxicomanes par vice de forme, par passion ;
8° Les toxicomanes malades ont sur la société un droit imprescriptible, qui est celui qu’on leur foute la paix. C’est avant tout une question de conscience. La loi sur les stupéfiants met entre les mains de l’inspecteur-usurpateur de la santé publique le droit de disposer de la douleur des hommes : c’est une prétention singulière de la médecine moderne que de vouloir dicter ses devoirs à la conscience de chacun. Tous les bêlements de la charte officielle sont sans pouvoir d’action contre ce fait de conscienc : à savoir, que, plus encore de la mort, je suis le maître de ma douleur. Tout homme est juge, et jugeexclusif, de la quantité de douleur physique, ou encore de la vacuité mentale qu’il peut honnêtement supporter. Lucidité ou non lucidité, il y a une lucidité que nulle maladie ne m’enlèvera jamais, c’est celle qui me dicte le sentiment de ma vie physique. Et si j’ai perdu ma lucidité, la médecine n’a qu’une chose à faire, c’est de me donner les substances qui me permettent de recouvrer l’usage de cette lucidité (Lettre à Monsieur le législateur de la loi sur les stupéfiants) (Artaud, 1925)
Dans l’histoire de l’art, peu d’œuvres abordent explicitement la problématique de la drogue, excepté bien sûr la musique du XXème siècle, qui dès le début des années trente mettait en lumière ce thème, Cocaïne blues, sans doute un très bon exemple. Comme si la question était restée dans l’ombre jusqu’à aujourd’hui, un véritable tabou. Impossible évidemment de ne pas mentionner la figure d’Antonin Artaud, qui fit de la question des substances psychotropes une quête qui le mènera jusqu’au Mexique ou celle de Walter Benjamin qui tentera d’analyser et de cerner les effets du haschisch à partir d’expérimentations menées sur luimême. Dans l’histoire du cinéma, nous sommes tombés sur un petit bijou, Smuggled Powder, de Charlie Chaplin, à qui même cette question n’avait pas échappé. Avec ce sujet délicat et inconfortable, il réussit le tour de force d’une pirouette humoristique, qui emporte l’adhésion et provoque un fou rire généralisé.
L’ « enquête dramatique » pour ce travail de montage nous a conduit jusqu’à la Hacienda Nápoles, l’immense propriété secondaire de Pablo Escobar, qui s’étend sur des milliers de kilomètres carrés, au centre du pays. Le capo avait créé, dans les années quatre-vingt, un véritable zoo personnel, faisant venir du monde entier toutes les espèces d’animaux imaginables, éléphants, tigres de Bengale, girafes, rhinocéros, hippopotames. Ce zoo, le plus grand de Colombie, est devenu patrimoine national du pays. Dans ce lieu singulier qui reflète l’extravagance et la mégalomanie du narcotrafiquant, nous avons rassemblé une sorte d’archive, faite de captations d’images et de sons, trace vivante de l’univers imaginaire de ce « héros mythologique » des classes les plus défavorisées.
A la fin de la représentation du Discurso de un hombre decente à Medellín, il y eut un long silence dans la salle. Nous nous sommes dit : « Ça ne marche pas. On s’est fourvoyé. » Ce silence s’est enfin interrompu par quelques applaudissements, timides et réservés. Plus tard, nous apprendrons qu’il y avait dans la salle des victimes de la violence produite par la machine Escobar. Et peutêtre aussi des sympathisants, ou des proches : « Tout Medellín travaillait pour lui. Quand je dis tout le monde, c’est tout le monde », nous avait dit Don Danilo à propos de Pablo Escobar.
L’actrice et dramaturge de Medellín Ana Maria Vallejo 14 est présente dans la salle ce soirlà, elle vient nous saluer dans les coulisses. Nous l’interrogeons du regard : « Qu’estce qui s’est passé ? », elle nous dit : « C’est trop fort pour cette ville, personne ici n’aurait pu faire ça. » Ce témoin soulevait précisément la question de la distance nécessaire pour produire un récit à partir d’une réalité aussi proche que tragique. Bien sur, le rapport et l’expérience des témoins-spectateurs diffère en fonction des contextes où est présentée la pièce. Pendant qu’à Buenos Aires le Discurso de un hombre decente est accueilli avec une « standing ovation », à Mexico ces mêmes applaudissements enthousiastes expriment autre chose. En pleine guerre contre les « Narcos », et immergés dans le régime de l’information, la traduction esthétique de cette expérience traumatique s’avère encore trop problématique, dans un pays qui nous renvoie à la Colombie des années quatre-vingt dix : « L’art commence là où l’information se termine », nous rappellera Hans-Thies Lehmann, à la sortie du Hau 2 à Berlin, où il vient d’être témoin de cette représentation.
Olivia, dont Heidi est la portevoix, parcourt, très proche des spectateurs, une sorte de ligne imaginaire, de limite virtuelle. Dès le départ, Olivia sera le pont, la division entre deux mondes, celui du spectateur et celle des images qui vont se construire au-delà de cette ligne, une fois tombé le mur qui les sépare. Olivia se dresse tout au long de la pièce en personnage des frontières, en un medium discret, un personnage de passage et de transition. Olivia, en même temps que les spectateurs, va regarder ce qui arrive, et sera à son tour regardée. Sa fonction de témoin de ce monde désolé qui, lorsqu’il apparaît, impressionne presque jusqu’au point de l’aveuglement, va être détournée par le regard que porte sur elle le spectateur. C’est ce regard qui la transforme en personnage, et la restitue au monde, mais autrement, dans cet au-delà d’une fiction singulière. (Bruno Tackels, J’aspire aux Alpes, ainsi naissent les lacs) (Mapa Teatro, 2008)
Cette ligne virtuelle entre ces deux mondes, ce « personnage de passage et de transition », ce pont qui divise les mondes et les sépare est devenu pour nous une figure, et plus précisément une figure de témoin. Heidi, dans les Saints innocents, n’est pas un « personnage », rien ici n’est fictionnel, et pourtant ce n’est pas non plus Heidi, celle qui vient de la vie ordinaire, qui monte sur le plateau, mais plutôt la figure de cette femme qui devient témoin de sa propre vie.
Quelle est cette figure qui « monte » sur la scène, définitivement ancrée dans la réalité, et néanmoins passée dans le monde de la fiction ? Cette figure est une forme de passeur, entre le réel de la scène et la fiction que le spectateur y projette ; entre la fiction du théâtre et le réel que la présence du témoin instaure.
Quand on quitte la logique du « personnage », il est beaucoup plus difficile d’appréhender cette notion de dramatis personae, dont nous héritons depuis tant de siècles. Car il est clair que si le « mode dramatique » classique est apparemment en déclin, cela ne veut pas dire que nous en aurions fini, définitivement, avec lui. Un des théoriciens français, Joseph Danan, affirme que le dramatique « mis en crise » est en train de construire et de réhabiliter des formes anciennes minorées et de nouveaux modes dramatiques, qu’il repère dans un certain nombre de démarches artistiques d’aujourd’hui. 15
L’écriture dramatique ne se donnera alors pas pour tâche de faire naître un monde de fiction mais de susciter des actions et des mouvements scéniques d’où pourra naître ce monde, si ces actions scéniques veulent bien en évoquer d’autres, de nature mimétique, dans l’esprit du spectateur : non une mimesis produite par l’écriture du drame et que le plateau actualiserait, mais directement produite par le plateau. On voit ici pourquoi j’ai évité d’avoir recours, dans ce qui précède, au trop commode « postdramatique » : parce que la ligne de partage qui m’importe n’est pas entre ce qui est dramatique et ce qui ne l’est pas, mais entre deux modes de production dramatique. (Danan, 2013, p. 22)
En vérité, ce n’est pas la notion de « post-dramati-que » qui serait trop commode et simplifiante, mais l’usage qui en est trop souvent fait, qui simplifie précisément et appauvrit les apports considéra-bles du travail de Lehmann. Car il est clair que pour lui, la notion de « théâtre post-dramatique » n’a jamais voulu s’opposer à fronts renversés à celle de « dramatique ». Loin de ce clivage simpliste, il s’agit de penser la « complexification contemporaine du dramatique », qu’il a eu le mérite d’annoncer, en tant que témoin curieux et attentif, dès les années quatre-vingt, ce qui allait exploser partout sur les scènes occidentales, vingt ans plus tard.
Dans le cas de Mapa Teatro, cette « complexification contemporaine du dramatique » n’a en effet jamais voulu prendre congé, complètement et radicalement, de ce qui fonde le drama, en tant qu’exposition des corps en action sur la scène.
Gregers : Tiens ! Hjalmar Ekdal aussi est malade ?
Relling : A peu près tout le monde est malade, malheureusement.
Gregers : Et quel traitement employez-vous pour Hjalmar ?
Relling : Mon traitement habituel. Je m'emploie à entretenir en lui le mensonge vital.
Gregers - Le mensonge... vital ? [...]
Le docteur Relling conclut : Si vous retirez le mensonge de la vie de personnes ordinaires, vous leur retirez en même temps le bonheur. (Ibsen1884)
omment comprendre ces gestes de témoignages que nous avons tentés sur le plateau : un « mensonge vital » pour reprendre et tordre la formule d’Ibsen , à la lumière de cette pensée de l’expérience pauvre, initiée par Walter Benjamin et reprise plus tard par Giorgio Agamben et Georges Didi-Huberman ?
L’impulsion qui nous a fait agir depuis l’expérience d’Horacio dans la prison de Bogotá (1995), jusqu’à nos dernières recherches de témoignages portant sur la vie et la mort d’un guérillero, a toujours été d’être au plus près de l’expérience : amener la représentation (et son public) au cœur de l’expérience, pour lui redonner une force nouvelle et revivifiée. Être au plus près de l’expérience c’est ouvrir les portes à la vulnérabilité de l’autre et regarder l’histoire dans le blanc des yeux. C’est prendre position ; être au plus près de l’expérience c’est pouvoir la traduire. Et cette traduction passe par toutes les formes du témoignage, qui n’a rien à voir avec la reproduction de l’expérience ou sa représentation, impossible et sans intérêt, mais par la présence incontournable du corps.
Nous pourrions également lire la proposition de Mapa Teatro dans Los Santos Inocentes au travers de cette éthique de l’attention. Dans ce cas, les victimes sont absentes, elles ne sont pas représentées, à peine signalées. La non-représentation des innocents est cohérente avec leur privation de représentation dans la société colombienne : los innocents sont les morts, les assassinés, les pauvres, les paysans qui ont souffert de la violence systématique, mais aussi ces jeunes qui se remémorent l’esclavage auquel furent soumis leurs ancêtres et dont ils sont encore les victimes. (Sánchez, 2017)
Le témoin portevoix est un traducteur. D’où, dans le parcours de Mapa, ce constat : dans la séquence actuelle de la trilogie « Anatomie de la violence en Colombie », nous n’avons pas fait de vraies rencontres avec des textes déjà constitués, y compris « contemporains », comme ce fut le cas dans le passé avec Heiner Müller, Bernard-Marie Koltès ou Sarah Kane. Pour ces problématiques traitées actuellement, nous avons fait des rencontres avec d’autres êtres, d’autres formes, d’autres tactiques d’écriture, parfois même très éloignées du champ de l’art. Il nous a fallu faire un pas de plus dans la traduction de l’expérience, et assumer cette quête des témoignages et leur montage sur scène.
Mapa Teatro évite la représentation, et pratique un type de mise en scène qui est plutôt un indisposer. Dans le rituel que l’on peut voir dans les images documentaires, les saints innocents ne sont pas représentés, mais ils sont personnifiés par le public de la rue, c’est à dire que les flagellateurs frappent les personnes qui s’approchent pour les voir. C’est pourquoi, le propre spectateur est celui qui intègre, sans arriver à le représenter, les innocents, celui qui est châtié, l’esclave dans le jeu original du rituel d’inversion, ou les enfants dans le syncrétisme avec le rituel chrétien ; dans la proposition de Mapa, les paysans, les indigènes, les victimes de la guerre sale, de la violence paramilitaire, du narcotrafic, etc. Comment représenter quelqu’un socialement inexistant? (Sánchez, 2017)
Comment avons nous accueilli et ménagé une place, dans un « régime de représentation », à tous ces témoins ? Quelle position sommesnous en train d’accorder aujourd’hui à ces hommes, à ces femmes, à ces enfants, sur la scène ? Comment prendre « soin » (take care, en anglais ) de chaque témoin, dans cet espace ? Une « éthique de l’attention », «una ética del cuidado», «an ethic of care»: à écrire ces mots, nous voyons bien que cette problématique sensible ne résonne pas du tout de la même façon dans les trois langues. Le danger d’un regard instrumentalisé ou la «médicalisation» du regard est toujours là, car la notion de témoin n’est jamais tout à fait exempte de la tentation ou du risque d’instrumentalisation.
Il y a un petit « piège » dans la pièce : la présence sur scène du témoin, un témoin qui ne participe pas à l’action et qui pour autant n’est du côté de personne : il occupe plutôt une position similaire à celle des auteurs (des spectateurs). De fait, c’est évident, il y a une complicité et une projection entre la figure de Heidi comme témoin qui réfléchit et la figure du musicien, Don Genaro, le maestro du marimba également témoin qui ne réfléchit pas ou qui réfléchit avec sa propre musique, ou qui grâce à la musique ouvre un espace de réflexion ou de purification. (Sánchez, 2014)
Nous avons affronté cette question à partir du travail mené avec des détenus dans une prison, dans les années quatre-vingt-dix, jusqu’à ce dernier volet du triptyque où un groupe d’enfants est présent ; en passant par cette longue expérience de Testigo de las ruinas, sans oublier les musiciens de Los Santos Inocentes, qui nous renvoient sans cesse à cette question : « Avons-nous le droit de déplacer ces hommes de la sorte ? Ne sommes-nous pas en train de les mettre dans une vitrine ? Quel type d’attention porter sur des figures qui ne sont pas de ce monde à nous, et qui se trouvent déplacées dans un contexte qui risque bien d’en faire un objet d’exoticisation ? »
La question est : de quelle manière ce dispositif affectif a une incidence sur la réception politique? Ou en d’autres termes ; le dispositif affectif peutil arriver à annuler la responsabilité du spectateur dans la réception politique de la pièce, dans la lecture politique du rituel original qui est présenté en montage avec les autres matériaux? Indubitablement l’affectif « affecte ». Mais ce n’est pas pour cela qu’une « mauvaise » représentation est réintro-duite. D. Genaro n’est représentatif de rien; D. Genaro ne représente pas un personnage (souvenons-nous que ce fut précisément le modèle de la musique qui introduisit l’abstraction et la non-représentation), D. Genaro ne s’érige pas en représentant du peuple pas plus que du spectateur. Finalement, la présence de Don Genaro a une incidence sur la perte de représentativité qui pourrait retomber sur Heidi (que nous connaissons comme auteur). Cette annulation de la représentation se produit sans réduction du discours politique ni de la capacité du spectateur à établir une relation intellectuelle et affective avec le matériau. Pourquoi je parle d’éthique de l’attention dans cette pièce? Précisément pour cette volonté de ne pas transformer l’autre en simple image. Pour la relation qui s’établit entre les acteurs et D. Genaro (très semblable à celle qui s’établissait antérieurement avec Juana María Ramírez, la femme qui cuisinait des « arepas » dans Testigo de las ruinas, (2005). Cette relation d’attention s’applique aussi à la relation avec les absents, les victimes directes. Quoique je ne sais pas, il peut nous échapper qu’il y a une limite: la difficulté pour établir une relation avec ceux qui sont masqués: ceux qui sont masqués en tant que masqués continuent à être l’autre, les autres inaccessibles. Etre de ceux qui sont masqués aurait été seulement possible depuis le sacrifice. (Sánchez, 2013)
Referencias
Artaud, A. (1925). L’ombilic des Limbes. NRF. Poésie/ Gallimard.
Danan, J. (2013). “Doutes, espoirs et désarroi de l’auteur dramatique”. In Littérature théâtrale entre le livre et la scène. Montpellier: Éditions de L’Entretemps.
Escobar, P. (1983). Discurso de hombre decente. (manuscrito).
Ibsen, H. (1884). Le Canard sauvage.
Jeichho. (2012). Discurso de un hombre decente. (chanson).
Jiménez, D. (2011). Discurso de un hombre decente.
Mapa Teatro. (2012). Discurso de un hombre decente. (obra). Bogotá: FITB.
Rancière, J. (2008). Le Spectateur émancipé. París: La Fabrique Éditions. incluir: doi: https://doi.org/10.3917/lafab.ranci.2008.01 (Error 6: El enlace externo https://doi.org/10.3917/lafab. ranci.2008.01 debe ser una URL) (Error 7: La URL https://doi.org/10.3917/lafab. ranci.2008.01 no esta bien escrita)
Sánchez, J. A. (2017). Cuerpos ajenos: ensayos sobre ética de la representación. (1ra. ed.), Cuenca, Segovia: Ediciones de la Universidad de Castilla-La Mancha; Ediciones La uña Rota.
Sánchez, J.A. (julio, 2013). “¿Quién tiene miedo a la represen- tación?” In Ética de la representación. (Conférence.) dispo- nible sur: http://www.cceba.org.ar/v3/ficha.php?id=1785
Vallejo, A. M. (2013). Escrituras del cuerpo en el teatro colombiano contemporáneo. Becas de investigación en Teatro, Ministerio de Cultura de Colombia.
Notas
Recibido: 5 de septiembre de 2018; Aceptado: 10 de octubre de 2018
Resumen
El discurso de un hombre decente (Bruselas 2011- Medellín 2012) es la segunda parte del tríptico "Anatomía de la violencia en Colombia". Si el núcleo problemático de la primera parte fue la tensión entre la celebración y las masacres perpet- radas por los paramilitares; el segundo se centrará en la relación entre la fiesta y el tema del narcotráf- ico, antes de abordar, en la última parte del tríptico, la tensión entre la fiesta y la revolución, desde la perspectiva de la guerra de guerrillas: tercer tema sensible y difícil de la historia contemporánea de Colombia.
Palabras clave
Representación, testigo, Anatomía de la violencia en Colombia, Mapa Teatro.Abstract
The "Speech of a Decent Man" (Brussels 2011 - Medellín 2012) is the second part of the triptych "Anatomy of Violence in Colombia". If the problem of the first part was the tension between the cele- bration and the massacres perpetrated by the para- militaries, the second will focus on the relationship between the feast and the issue of drug trafficking, before addressing, in the last part of the triptych, the tension between the feast and revolution from the guerrilla’s point of view: a sensitive and diffi- cult third subject in the contemporary history of Colombia.
Keywords
Representation, witness, Anatomy of Violence in Colombia, Mapa Teatro.Résumé
Le «Discours d'un homme convenable» (Bruxelles 2011 - Medellín 2012) est la deuxième partie du triptyque « Anatomie de la violence en Colombie ». Si le problème de la première partie était la tension entre la célébration et les massacres perpétrés par les paramilitaires, la seconde mettra l'accent surla relation entre la fête et la question du trafic de drogues, avant d'aborder, dans la dernière partie du triptyque, la tension entre fête et révolution du point de vue de la guérilla : troisième sujet sensible et complexe dans l'histoire contemporaine de la Colombie.
Mots clés
Représentation , témoin , Anatomie de la violence en Colombie, Mapa Teatro.Resumo
O discurso de um homem decente (Bruxelas 2011– Medelin 2012) é a segunda parte do tríptico “Anatomia da violência em Colômbia”. Se o núcleo problemático da primeira parte foi a tensão entre celebração e os massacres perpetrados pelos paramilitares; o segundo se centrará na relação entre a festa e o tema do narcotráfico, antes de abordar, na última parte do tríptico, a tensão entre a festa e a revolução, desde a perspectiva da guerra de guerrilhas; terceiro tema sensível e difícil da história contemporânea da Colômbia.
Palavras-chave
anatomia da violência em Colômbia, Mapa Teatro, Representação, Mapa Teatro.
Yo soy un hombre decente, que exporta flores,« Je suis un homme convenable qui exporte desfleurs » 1 Pablo Escobar, 1983
Nous remarquons aujourd’hui que la même année où nous avions commencé à travailler avec les détenus, sicarios pour la plupart d’entre eux, de la prison de Bogotá (1993), Pablo Escobar était assassiné, et vingt ans plus tard, quand nous revisitons et nous confrontons à nouveau cette figure paradoxale de Colombie , la légalisation, l’encadrement, la régulation, ou la dépénalisation du marché mondial de la drogue, deviennent une question de premier plan, assumée et traitée par les hommes politiques de tous bords. Il aura donc fallu cinquante ans, depuis la Convention de Vienne en 1961, pour que l’on affirme publiquement le fait que la guerre contre la drogue est un véritable échec.
Le choix d’un « discours » de Pablo Escobar tient à une question qui nous a été posée par le Dramaturg allemand, Joachim Gerstmeier, sur la question de la relation entre les discours politiques et le théâtre, question qui s’est transformée, quelque temps après, en une invitation à participer au Spoken World Festival. 2 L’idée était de remettre sur le tapis cette ancienne question de la mise en scène de la parole et du discours politique qui remonte à ses origines grecques en associant une compagnie de théâtre par continent, pour un travail de montage d’un discours politique au théâtre. Le dramaturge et metteur en scène espagnol, d’origine argentine, Rodrigo García avait été invité pour l’Amérique du Sud. Après qu’il ait décliné l’invitation, Joachim Gerstmeier s’est adressé à Mapa Teatro avec la proposition suivante : « Quel serait l’homme politique colombien, dont le discours aurait transcendé le contexte politique local, pour atteindre une résonnance dans le contexte global ? » A cette provocation, nous avons répondu par une autre : « Pablo Escobar », rappelant que ce fameux narcotrafiquant avait été, à une période de sa vie, suppléant d’un représentant de la chambre des députés, 3 en Colombie. D’une famille modeste, originaire du département d’Antioquia, dont la capitale est Medellín, cet homme avait inventé et développé un immense réseau de contrebande, puis de trafic de drogue, qui lui avait permis de fonder un puissant empire économique, au point de figurer à la septième place dans la liste des plus grosses fortunes mondiales. Une fois acquis ce pouvoir économique considérable, il avait rapidement compris que pour le renforcer, il se devait d’infiltrer l’appareil politique, et d’occuper luimême une place dans cette machine.
En 2011, les discours politiques prononcés par Escobar tout au long de sa vie publique deviennent donc notre matériau dramaturgique privilégié. En décembre de cette même année, nous présentons à Bruxelles, dans le cadre du Spoken World Festival, une première « lecture-performance » du Discurso de un hombre decente, titre inspiré d’une réponse cynique que Pablo Escobar avait donné à un journaliste qui l’avait interviewé au sujet de ses activités illicites, au moment où l’on le soupçonnait déjà d’être à la tête d’une grande organisation criminelle. 4
Mais quelle pourrait être la nature politique du discours d’un homme qui était parallèlement l’un des plus grands truands de la planète ?
On m’appelait le monstre. Le fou. Le Robin des Bois colombien. Le Patron. Le Papa. Aujourd’hui, on m’appelle Monsieur le Président et je suis l’homme le plus célèbre au monde, après le Pape. […] La première chose à faire, avant même de considérer les aspects légaux, c’est de structurer le commerce de drogue en profondeur. Nous transformerons les conditions actuelles du négoce aux Etats Unis. Ce marché requiert un traitement plus rapide, tactique, métallique et drastique. Les distributeurs et les agents qui travaillent pour les cupides mafias nord-américaines, qui sont les pires de la planète, coupent notre or blanc sans égal, le mélangent à d’autres substances afin d’augmenter leurs revenus, diminuant de la sorte leur qualité, trompant les consommateurs et mettant en péril leur santé et leurs vies. (Discours de Pablo Escobar, 1983)
Aussi incroyables qu’elles puissent paraître, toutes ces phrases, Pablo Escobar les a prononcées àun moment ou à un autre de sa vie. Après avoir collecté l’ensemble de ses discours réels, interviews, déclarations et communiqués, nous avons opéré, avec l’aide d’un chercheur spécialisé dans la rhétorique politique, Camilo Uribe Posada (que nous avons désigné comme « logographe » de ce discours), des choix de montage, qui nous ont conduit à construire de toutes pièces un « vrai faux » discours d’intronisation de Pablo Escobar, imaginé un jour « Président » de la République de Colombie.
Ce discours, complètement disparate, fait néanmoins apparaître une logique parfaitement cohérente, qui aboutit à la question évidemment actuelle de la légalisation des drogues. Quelques jours avant la lecture-performance de Bruxelles, le vrai Président de la Colombie, Juan Manuel Santos, déclarait très officiellement à Londres : « si (finir avec la violence du trafic de drogues) signifie sa légalisation, et si le monde pense que c’est ça la solution, je lui donne la bienvenue ; je ne suis pas contre.» 5
Les mafias nord-américaines exploitent sans honte les cultivateurs, les récolteurs, tout le personnel colombien qui se charge du processus de fabrication, d’épuration, du transport et de l’exportation. Nous contrôlerons le marché nord-américain. Nous gèrerons une expansion agressive de nos circuits de distribution et de vente dans ce territoire. Nous offrirons un produit dont la qualité sans égal sera garantie, aux prix concurrentiels et abordables. Une meilleure marchandise, vendue à un prix juste, représentera pour la Colombie des bénéfices plus importants. (Escobar, 1983)
Le discours de Pablo Escobar a été traité sous deux formes distinctes, tant sa présence ne pouvait évidemment pas être représentée. La première étaitla projection du discours, présenté dans la matérialité d’un « document déclassifié ». Nous avons créé ce document à partir d’une image trouvée dans les archives audiovisuelles de Pablo Escobar lui-même. 6
Le document a été inventé avec une telle rigueur que certains spectateurs, y compris en Colombie, l’ont prise pour une pièce authentique. Le second portevoix de ce discours à la force de vérité paraoxale, hétéroclite et disparate ne pouvait qu’être paradoxal, hétéroclite et disparate. Ce portevoix était Viviane De Muynck 7 : elle est assise à l’intérieur d’une cabine éclairée, de ces cabines qui sont utilisées dans les conférences internationales, pour les traductions simultanées. La lumière est froide. Le document déclassifié est posé sur la table, il est prononcé en flamand; 8 devant elle, un micro d’interprète, derrière une vitre, avec des soustitres en français. Au début de la lecture, sa voix derrière le micro est sans émotion apparente, dans cette distance propre aux opérations de traduction simultanée, avec une voix désaffectée et flottant avec rigueur, entrecoupée par les images d’archives de Pablo Escobar, projetées sur un écran derrière elle. Entre autres, cette image très banale, qui va devenir pour nous la « pièce à conviction ». Il est en train d’inaugurer un stade de foot, bien évidemment financé par lui, et dans un premier plan, on le voit introduire dans sa poche ce qui était vraisemblablement le texte du discours qu’il venait de prononcer pour cette occasion. Nous avons prélevé quelques photogrammes de ce plan pour en faire le point de départ de notre ethno-fiction.
Nous plaiderons face à l’Organisation Mondiale du Commerce en faveur de la reconnaissance de l’appellation d’origine de notre précieux or blanc, auquel, pourquoi ne pas l’imaginer, la Food and Drug Administration, donnera son aval. [...] L’appui que vous m’avez tous démontré dans les urnes, avec le vote le plus élevé obtenu par un candidat à la présidence de la République au cours de toute notre histoire électorale, me donne la confiance suffisante et nécessaire pour dire, au nom de tous les colombiens, que nous voulons pouvoir choisir. C’est pour cela que cet aprèsmidi même, nous proposerons à la Chambre des Députés un projet de loi en vue d’organiser un référendum pour légaliser les drogues (Mapa Teatro, 2012).
Celleci s’est trouvée encore stimulée par notre visite du Museo de la Policía, « Musée de la police », de Bogotá, qui a joué un rôle fondamental dans notre enquête dramatique. On y trouve une salle singulière entièrement dédiée au « capo de la mafia », devenu l’un des trophées les plus précieux de la police colombienne. Dans différentes vitrines, on découvre de nombreux objets du « patron » : son revolver en or, sa Harley Davidson en or, elle aussi ; ses téléphones satellitaires, et toute sorte des technologies qu’il possédait avant même que la police n’en soit équipée. Parallèlement à ces preuves authentiques, le visiteur assiste à une mise en scène pleine de naïveté, qui représente trois moments de la vie de Pablo Escobar. Le premier mannequin le représente dans son rôle d’homme politique. Il est assis dans un fauteuil, élégant, empreint d’autorité, avec costume sombre, chemise blanche et cravate noire ; la jambe droite croisée sur la gauche, les mains posées sur les avantbras du siège, la tête inclinée, dans une posture hiératique. Le deuxième mannequin le représente debout, à l’époque où il a été emprisonné, dans un costume rayé qui renvoie à l’imagerie traditionnelle du prisonnier ; les mains agrippées aux barreaux d’une modeste cellule. Une image grotesque quand on connaît les conditions scandaleuses de son incarcération, dans une prison construite spécialement pour lui, connue sous le nom de La Catedral, un lieu incroyablement luxueux, un véritable hôtel sept étoiles, prétendument de haute sécurité, dont il finit par s’échapper. 9 Le troisième mannequin le représente le jour de sa mort, lorsqu’il a été abattu par la police, le 2 décembre 1993, couché dans un sarcophage vitré avec les habits qu’il portait le jour de sa capture.
Ces représentations muséographiques, naïves et complètement « kitsch » étaient tellement grossières qu’elles lui conféraient une allure presque « chaplinesque ». Remarquons que ces stratégies d’exposition officielle et institutionnelle empruntent largement aux codes traditionnels et mimétiques du théâtre et à sa logique de mise en scène. Comme si l’histoire ne pouvait témoigner qu’en se servant des codes de la fiction. Et c’est justement à partir de cette question du rapport problématique entre vrai et faux, entre réalité et fiction, que s’est déployé ce deuxième volet, en particulier.
Un film de cette visite au Museo de la Policía de Bogotá a été tourné et monté pour être projeté derrière Viviane de Muynck, lors de sa lecture-performance : au fur et à mesure que l’actrice lit le discours, telle une interprète, sa voix commence à s’infléchir ; subtilement, certains mots la font trébucher, et sa voix se met à vibrer. Elle s’empare des mots qu’elle traduit d’une manière de plus en plus physique jusqu’à ce que sa voix finisse par faire corps avec le discours qu’elle porte. Viviane de Muynck est le témoin traducteur d’une expérience qui n’aurait jamais pu se réaliser sans le détour de l’opération qu’elle mène sur le plateau en tant que traductrice, « interprète simultanée » du discours.
[...] Je sortirai la Colombie de la liste honteuse des pays pauvres. Nous deviendrons la première nation quant à la culture et à l’art. Nous poserons les fondements de l’art du futur : ma région tropicale exubérante donnera le ton d’une nouvelle sensibilité. [...] Compatriotes, la nuit de la rénovation est arrivée! (Escobar, 1983).
Ce discours sera ponctué par les thèmes musicaux interprétés par un groupe de musiciens de Medellín, la Banda Marco Fidel Suárez, composé de cinq musiciens et dirigé par Danilo Jiménez, qui se trouve de l’autre côté du plateau. Cet homme, aujourd’hui âgé de 78 ans, a été dans les années quatre-vingt et quatre-vingtdix, l’un des musiciens attitrés de Pablo Escobar. Il était convié avec sa bande à jouer dans les fêtes privées du patron, ou à l’occasion d’événements publics dans les quartiers populaires de Medellín, où Pablo Escobar proférait ses discours, lors de l’inauguration d’un parc, d’un stade de foot ou d’un hôpital qu’il avait luimême financé. Ce témoin essentiel d’une époque, si proche de ce « héros mythique contemporain », est toujours resté dans les coulisses de ce monde de lumières, un passage obligé pour tout coup réussi: dès qu’un « chargement » arrivait à bon port aux Etats-Unis, c’était fête obligatoire, paillettes et feux d’artifices. Il en a vu des choses, cet hommelà, il en a entendu, des choses inaudibles.
Tous les dimanches, on accompagnait Pablo qui faisait des discours politiques dans les quartiers populaires. On se présentait aussi dans ses fêtes privées. On a même joué dans son Hacienda Nápoles. On nous disait : posez-pas de questions. On ne mêlait de rien. On ne payait nos services, un point c’est tout. C’était un secret pour personne. Tout le monde savait. Et tout le monde y allait. Et quand je dis tout le monde, c’est tout le monde. On nous disait : à telle heure et à tel endroit. On ne savait pas avec qui on allait, ni où on allait. Quelquefois, on arrivait et y’avait personne, mais on nous disait : ça ne fait rien, jouez et faites-vous payer à l’heure. On jouait toute la journée, jusqu’au lever du soleil. Quelquefois ils nous demandaient de jouer toute la nuit la même chanson. Un soir, quand on avait rempli notre contrat, Pablo m’a demandé de jouer une heure de plus. Cette heure, il ne me l’a jamais payée. Il me la doit encore. C’est la dernière fois que je l’ai vu. (Jiménez, 2011)
Assurément, cet homme, comme des milliers d’autres, a bénéficié du « système Escobar » il a même pu survivre grâce à cette machine diabolique, mais comme tant d’autres, il a aussi payé le prix fort. Après un attentat ordonné par Escobar contre la police, dans la « Plaza de toros » La Macarena de Medellín où Don Danilo jouait avec sa bande, il est en effet passé du statut de témoin oculaire à celui de témoin victime.
Le 17 février 1991, une voiture piégée chargée de 150 kilos de dynamite a explosé à cinquante mètres des arènes La Macarena de Medellín, là où l’orchestre était en train de jouer. Trois des musiciens et la femme de Danilo Jiménez moururent après l’attentat. Lui, il fut grièvement blessé. J’ai eu beaucoup de séquelles à la tête. Pendant sept ans j’étais perdu, y’a pas d’autre mot pour le dire. Je marchais dans la ville et je me perdais. Ça a été dur de sortir du néant. On m’a fait asseoir avec des mômes devant un tableau noir. J’ai réappris à parler, à lire, à écrire. Et je suis revenu, peu à peu, comme après une soûlerie. Peu à peu, Je suis revenu... (Jiménez, 2011)
Dans le spectacle, cet homme, qui n’avait jamais chanté, accepte notre invitation et se met à chanter. Nous sentons bien que cette forme de phonè lui permet de restituer l’immense vulnérabilité de son corps. Nous lui demandons de choisir une chanson, et il nous propose un air qu’il chantait à sa femme, décédée à cause de cet attentat. Il se met à fredonner cet air sur un rythme syncopé. «Comment peutil suivre ce rythme avec ses deux petits bouts de bois, des claves, tout en chantant?», nous demandons-nous. C’est certainement la pulsion vitale de cet homme, exposé, vulnérable, mais amené à déjouer, envers et contre tout, sa position de victime.
Le problème n’est pas de savoir s’il faut montrer ou pas les horreurs subies par les victimes de telle ou telle violence. Il réside par contre dans la construction de la victime, comme élément d’une certaine distribution du visible. Une image ne va jamais seule. Elles appartiennent toutes à un dispositif de visibilité qui régule le statut des corps représentés, et le type d’attention qu’ils méritent. La question est de connaître le type d’attention qui provoque tel ou tel dispositif. 10 (Rancière, 2008)
La performance-traduction de Viviane de Muynck était non seulement ponctuée par les interventions musicales de ce témoin singulier, mais aussi par les déclarations de Francisco Thoumi, un expert colombien spécialisé dans les problèmes de violence et narcotrafic, ancien consultant du département de l’ONU consacré à ces questions, et aujourd’hui membre de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime ONUDC. Il s’agit là du témoin expert, qui fait état, chiffres et statistiques à l’appui, de l’échec avéré des politiques de répression menées contre tous les maillons de la chaîne du narcotrafic, de la production paysanne jusqu’à la consommation citadine mondialisée, en passant par toutes les étapes du réseau de distribution des substances psychotropes.
Le discours technique de ce spécialiste reconnu faisait apparaître la longue histoire des addictions humaines mais, plus encore, la grande cohérence du discours d’Escobar, lorsqu’il revendiquait la légalisation des drogues, tout en en montrant toutes les contradictions.
Dans cette première version du travail, sous forme de lecture-performance, nous avions un entre-lacement de trois éléments (discours, musique, expertise) et trois types de témoins : la traductrice du discours, le musicien victime, l’expert en narcotrafic. Dans une deuxième version du travail, que nous pouvons appeler montage théâtral (Medellín, 2012), nous avons souhaité concentrer l’intervention de l’expert au début de la représentation. La lecture de Bruxelles se déroulait au milieu d’un foisonnant dispositif de plantes tropicales, qui faisait davantage penser à une installation qu’à un «décor». L’opération qui déplace les acteurs, très loin du « personnage », pour en constituer les multiples figures du témoignage, est également présente dans l’ensemble des dispositifs de représentation, à commencer par l’espace. Ce dispositif scénographique aux accents muséographiques n’était pas sans rappeler ces grandes manifestations culturelles du XXème siècle, dites «expositions universelles», organisées dans l’esprit de la colonisation, jusqu’aux sinistres « zoos humains». 11 Dans un jardin artificiel, Heidi, à nouveau témoin narratrice, arrose des plantes «exotiques», bien vivantes, comme une parfaite ménagère : la «domestication» des cultures autrefois lointaines et secrètes, une tendance lourde de la mondialisation. C’est bien la question que pose cette figure : «A quelle condition peuton incorporer ces substances dites illicites dans la vie quotidienne? »
Teatro Pablo Tobón Uribe, Medellín, le 10 février 2012. Nous découvrons, aux abords du théâtre, collé sur les murs, le portrait en sérigraphie noir et blanc de Pablo Escobar, avec pour seule information : une date, une heure, une adresse. Les renseignements sur sa prochaine apparition publique ? Un rendez-vous très inquiétant.
Le rideau rouge du théâtre est fermé. Une musique des années quatre-vingt annonce au public qu’il va se passer quelque chose. Encore tiré, le rideau laisse apparaître une jeune femme dans une tenue qui renvoie aux codes « disco et paillettes » de ces annéeslà. Sa coiffure, très élaborée, et son maquillage, très exagéré, renforcent son caractère anachronique et parfaitement artificiel. Dans ce mode de représentation parodique parfaitement assumé, l’actrice s’inspire de l’image d’une journaliste très célèbre, figure iconique de la télévision colombienne, d’autant plus célèbre qu’elle fut l’amante de Pablo Escobar. Cette image médiatique incarne ces phénomènes publics qui, à l’ère de la mondialisation, racontent toutes les horreurs du monde sur les écrans de télévision de la planète, et dont la beauté factice réussit parfaitement à « banaliser le mal ». Elle descend de la scène, se rapproche des spectateurs, et s’arrête pour saluer un homme assis parmi le public. Elle l’invite à monter sur le proscenium, et le présente comme ce qu’il est, un spécialiste de la violence et du narcotrafic. Elle sort de son petit sac une liste de questions, et l’interroge.
Après la création à Bruxelles et à Medellín, le professeur Francisco Thoumi, notre expert en matière de narcotrafic, ne pourra plus nous accompagner dans nos tournées internationales mais, par contre, il continuera à choisir les pairs « experts » dans chaque pays où nous présenterons le Discurso de un hombre decente. La multiplication de ces paroles nous permettra de confronter les questions soulevées dans la pièce à des problématiques locales très différentes. Un dialogue public, transnational, et ouvertement polémique, s’ouvrira à la suite de cette rencontre entre des matériaux « fictifs » et des réalités spécifiques. En Argentine, par exemple, l’idée que ce pays était le premier consommateur de cocaïne de l’Amérique latine passait très mal alors qu’elle était exposée par un compatriote. Au Brésil, difficile de faire entendre aux spectateurs que leur pays est devenu un des pays les plus touchés par le problème des drogues, au dire d’un expert local reconnu. A Santiago, l’expert chilien mettait le doigt sur une question tabou : ce pays est depuis longtemps une zone charnière entre la feuille de coca bolivienne et la poudre à destination mondiale. Ces informations, à l’évidence peu «politiquement correctes », permettent de déplacer le focus, et d’élargir la question : le monde entier est empêtré dans cette problématique.
Lors de la création, à Medellín, pendant que l’expert expose ses arguments au public du théâtre, un spectateur – qui n’est pas un comparse – se lève et crie : ¿Cuándo empieza el teatro?, « Mais quand va commencer le théâtre? » Quinze minutes plus tard, la lumière de la salle s’éteint, et le « théâtre » va maintenant pouvoir se déployer.
La présentatrice, qui est un peu le fil rouge, le conteur du spectacle, donne toute une série d’informations liées à la thématique de la cocaïne – tirées des journaux du monde entier – avec la légèreté de la journaliste qui présente les nouvelles du soir. Parmi ces annonces, les dépêches soulignent l’effet planétaire et globalisé de ce phénomène. La succession des informations s’accélère et va crescendo jusqu’au paroxysme. La parole signifiante, «communicative», est déplacée par la force de la phonè : la voix devient mouvement, la parole, cri ; le corps de la présentatrice, champ de bataille de l’esprit, danse vertigineuse de multiples sensations.
Buenos Aires, 17 octobre 2009.
Le sel rend dépendant, autant que la cocaïne. Député du Parti Radical propose d’interdire le sel.
Méxique, 29 janvier 2011.
Les études de la célèbre neurologue Nora Volkow, arrière petite-fille de Léon Trotsky, montrent que la cocaïne change la structure du cerveau. Elle affirme que la légalisation de la drogue augmenterait sa consommation.
Washington, 20 octobre 2010.
On découvre un extrait végétal qui combat la dépendance à la cocaïne. Une plante grimpante kudzu, originaire d’Asie.
Bogotá, 8 août 2011.
La Cour constitutionnelle pénalise la dose personnelle.
Bogotá, 10 mai 2013.
La Cour constitutionnelle dépénalise la dose personnelle.
Lisbonne, 30 janvier 2009.
Exfemme de Julio Iglesias affirme qu’il était coureur de jupons, cocaïnomane.
Santiago du Chili, 1er décembre 2011.
L’opération Trotamundo démantèle à Santiago la bande « les cuisiniers de la drogue. »
Moscou, 26 août 1998.
La Russie alerte sur le fait que les cartels latinoaméricains augmentent leur activité dans le pays.
Moscou, 28 août 1998.Les dix mafias les plus dangereuses au monde sont : les jamaïcains et les britanniques Yardies, la mafia albanaise, la mafia serbe, la mafia israélienne, la mafia mexicaine, Yakusa du Japon, les triades chinoises, les cartels colombiens, la cosa Nostra de Sicile et des Etats Unis, la mafia russe.
Brighton, le 11 février 2010.
Des enfants anglais trouvent 200 grammes de cocaïne parmi les bonbons de Halloween.
Bogotá, le 10 août 2010.
On trouve 174 kilos de cocaïne dans l’avion présidentiel.
La Paz, 13 décembre 2012.
La Bolivie expulse la coca (cola) de son territoire.
Rome, 20 septembre de 1999.
La police italienne trouve 40 kilos de cocaïne dans une valise diplomatique. La drogue était cachée dans des jarres qui faisaient partie du décor d ́une pièce de théâtre.
Los Angeles, 1er février 2013.
On soupçonne que Whitney Houston aurait pu être assassinée à cause d’une dette de plus d’un million cinq cent mille dollars pour l’achat de cocaïne.
Buenos Aires, 8 de septembre de 2011.
Le chanteur Charly Garcia, souvent objet de controverse, a admis à nouveau publiquement sa dépendance à la drogue et a déclaré au cours d’un récital : « Les mecs, laissez la drogue, laissezla moi toute. »
Pour la version théâtrale à Medellín, nous avons convié, non plus une « traductrice » – nous étions revenus à l’espagnol, langue originale du discours–, mais un jeune musicien de la Comuna 13 de cette ville ; nouveau témoin, porte-voix du discours de Pablo Escobar en espagnol. Après la lecture-perormance de Bruxelles, il nous est apparu essentiel de trouver la voix juste qui puisse présenter ce discours dans le contexte colombien et latino-américain, en dehors de toute « représentation » et d’incarnation mimétiques, quelles qu’elles soient.
Ce n’est un secret pour personne que le commerce de la drogue a enrichi certains compatriotes. La société n’a jamais réussi à vaincre les vices. Les budgets et les agents disposés à mener ce combat ne seront jamais suffisants. La bataille contre le trafic de drogue est perdue. Sans l’argent illégalement acquis et l’entrée de dollars dans le pays, nous serions affligés par une grave crise économique. Le trafic de drogue est le premier négoce mondialisé au monde, il n’y a aucun moyen de l’arrêter. Tous les pays achètent et vendent de la drogue, même si l’on légalisait la drogue, on n’arrêterait pas le négoce. C’est ce qui s’est passé avec l’alcool aux Etats Unis. Tout se négocie et tous négocient. (Chanson de Jeihhco, 2012)
Jeihhco, 12 jeune musicien de hip-hop, avait acquis une certaine notoriété par son activisme politique dans le quartier le plus violent de la ville de Medellín. Ce quartier, héritier de la confrontation entre les différentes forces en présence : cartels de la drogue, guérillas urbaines, groupes paramilitaires et bandes criminelles concentre, depuis l’époque de Pablo Escobar, sous les yeux impuissants de l’État, toutes les luttes pour la conquête des territoires. Jeihhco appartient à cette nouvelle génération de jeunes artistes qui a grandi là, dans un contexte qui n’a cessé de subir les effets pervers de la logique des mafias. Ce témoin privilégié, si proche de la logique exposée par Escobar dans son « discours » est en même temps très éloigné, par sa jeunesse et ses positions politiques, de ce qu’il représente. Un témoin protagoniste qui se révèle antagoniste, qui résiste à ce système de pensée et qui en devient l’opposant le plus radical. Il y a donc un contraste net, une profonde tension dialectique entre ce discours paroxystique et cet homme qui le lit aujourd’hui. Et ce d’autant plus qu’il l’exprime dans le rythme et l’énergie du hip-hop. Il oppose son paroxysme musical à la logique délirante de ce discours intenable : la musique comme seul contrepoint. Seul le son de sa phonè est là pour contredire l’idéologie de ce discours insensé.
Deux générations de musiciens se retrouvent donc à présent : celle qui a été témoin des événements, et celle qui en a subi les secousses secondaires. Ils se retrouvent maintenant sur la même scène, pour partager une histoire qu’ils tentent de rendre commune. Des musiciens qui cherchent à s’accorder, articuler leurs histoires respectives, à partir de leurs registres musicaux, si distants l’un de l’autre.
Dans le dispositif scénique initial, Heidi, qui dans ses gestes n’était pas sans évoquer la « ménagère jardinière », est devenue ellemême – ultime déclinaison du témoin – une plante parmi les plantes : une plante de coca parmi les plantes de coca, spécialement transportées pour le spectacle depuis une plantation du sud de la Colombie. 13 Dans le paysage symbolique colombien, la plante véritablement exotique, c’est sans aucun doute la coca, la plante sacrée. Cette installation n’a jamais pu s’exporter en dehors de nos frontières.
Dans le cadre de l’exposition Unruhe Der Forme (« Akulliku », Vienne, 2013), le Wiener Festwochen nous commande une installation à partir des matériaux audiovisuels du Discurso de un hombre decente. Heidi et Pierre-Henri Magnin se rendent à Cochabamba, en Bolivie, la région des coopératives de coca, d’où le Président Evo Morales est orginaire. Ils tournent un film dans les plantations artisanales, tout à fait légales dans ce pays, dans l’idée de présenter les images au milieu d’un tapis de feuilles de coca. Il fallait donc exporter de Bolivie plusieurs gros sacs de feuilles à destination de Vienne. La Convention de Vienne venait de voter la réintégration de la Bolivie au sein des Nations Unies, reconnaissant finalement que la mastication de la feuille de coca n’était pas un délit puni par les normes internationales, mais une tradition millénaire. Malgré cela, l’envoi des sacs de feuilles de coca s’est avéré impossible par l’interdiction des autorités autrichiennes, ce qui montre bien la distance entre une décision politique et son application concrète dans l’imaginaire collectif. Sans les feuilles de coca, l’installation perdait tout son sens. Nous avons donc bravé l’interdit, à une échelle symbolique, en transportant dans nos bagages personnels plusieurs petits paquets de feuilles, en vente dans les magasins d’alimentation biologique. Le jour de l’inauguration, nous nous en sommes servis dans l’espace même de l’installation, pour préparer et offrir aux visiteurs une tasse de thé de coca. Cet objettémoin a suscité des réactions très contrastées, de l’effroi au bienêtre. Une femme âgée qui avait hésité à boire le thé est finalement revenue prendre une seconde tasse, puis une troisième... convaincue du bienfait de ce « breuvage mythique », maudit pendant tant d’années par la Convention de Vienne.
Monsieur le législateur,
Monsieur le législateur de la loi de 1916, agrémentée du décret de juillet 1917 sur les stupéfiants, tu es un con. Ta loi ne sert qu’à embêter la pharmacie mondiale sans profit pour l’étiage toxicomanique de la nation parce que :
1° Le nombre des toxicomanes qui s’approvisionnent chez le pharmacien est infime ;
2° Les vrais toxicomanes ne s’approvisionnent pas chez le pharmacien ;
3° Les toxicomanes qui s’approvisionnent chez le pharmacien sont tous des malades ;
4° Le nombre des toxicomanes malades est infime par rapport à celui des toxicomanes voluptueux ;
5° Les restrictions pharmaceutiques de la drogue ne gêneront jamais les toxicomanes voluptueux et organisés ;
6° Il y aura toujours des fraudeurs ;
7° Il y aura toujours des toxicomanes par vice de forme, par passion ;
8° Les toxicomanes malades ont sur la société un droit imprescriptible, qui est celui qu’on leur foute la paix. C’est avant tout une question de conscience. La loi sur les stupéfiants met entre les mains de l’inspecteur-usurpateur de la santé publique le droit de disposer de la douleur des hommes : c’est une prétention singulière de la médecine moderne que de vouloir dicter ses devoirs à la conscience de chacun. Tous les bêlements de la charte officielle sont sans pouvoir d’action contre ce fait de conscienc : à savoir, que, plus encore de la mort, je suis le maître de ma douleur. Tout homme est juge, et jugeexclusif, de la quantité de douleur physique, ou encore de la vacuité mentale qu’il peut honnêtement supporter. Lucidité ou non lucidité, il y a une lucidité que nulle maladie ne m’enlèvera jamais, c’est celle qui me dicte le sentiment de ma vie physique. Et si j’ai perdu ma lucidité, la médecine n’a qu’une chose à faire, c’est de me donner les substances qui me permettent de recouvrer l’usage de cette lucidité (Lettre à Monsieur le législateur de la loi sur les stupéfiants) (Artaud, 1925)
Dans l’histoire de l’art, peu d’œuvres abordent explicitement la problématique de la drogue, excepté bien sûr la musique du XXème siècle, qui dès le début des années trente mettait en lumière ce thème, Cocaïne blues, sans doute un très bon exemple. Comme si la question était restée dans l’ombre jusqu’à aujourd’hui, un véritable tabou. Impossible évidemment de ne pas mentionner la figure d’Antonin Artaud, qui fit de la question des substances psychotropes une quête qui le mènera jusqu’au Mexique ou celle de Walter Benjamin qui tentera d’analyser et de cerner les effets du haschisch à partir d’expérimentations menées sur luimême. Dans l’histoire du cinéma, nous sommes tombés sur un petit bijou, Smuggled Powder, de Charlie Chaplin, à qui même cette question n’avait pas échappé. Avec ce sujet délicat et inconfortable, il réussit le tour de force d’une pirouette humoristique, qui emporte l’adhésion et provoque un fou rire généralisé.
L’ « enquête dramatique » pour ce travail de montage nous a conduit jusqu’à la Hacienda Nápoles, l’immense propriété secondaire de Pablo Escobar, qui s’étend sur des milliers de kilomètres carrés, au centre du pays. Le capo avait créé, dans les années quatre-vingt, un véritable zoo personnel, faisant venir du monde entier toutes les espèces d’animaux imaginables, éléphants, tigres de Bengale, girafes, rhinocéros, hippopotames. Ce zoo, le plus grand de Colombie, est devenu patrimoine national du pays. Dans ce lieu singulier qui reflète l’extravagance et la mégalomanie du narcotrafiquant, nous avons rassemblé une sorte d’archive, faite de captations d’images et de sons, trace vivante de l’univers imaginaire de ce « héros mythologique » des classes les plus défavorisées.
A la fin de la représentation du Discurso de un hombre decente à Medellín, il y eut un long silence dans la salle. Nous nous sommes dit : « Ça ne marche pas. On s’est fourvoyé. » Ce silence s’est enfin interrompu par quelques applaudissements, timides et réservés. Plus tard, nous apprendrons qu’il y avait dans la salle des victimes de la violence produite par la machine Escobar. Et peutêtre aussi des sympathisants, ou des proches : « Tout Medellín travaillait pour lui. Quand je dis tout le monde, c’est tout le monde », nous avait dit Don Danilo à propos de Pablo Escobar.
L’actrice et dramaturge de Medellín Ana Maria Vallejo 14 est présente dans la salle ce soirlà, elle vient nous saluer dans les coulisses. Nous l’interrogeons du regard : « Qu’estce qui s’est passé ? », elle nous dit : « C’est trop fort pour cette ville, personne ici n’aurait pu faire ça. » Ce témoin soulevait précisément la question de la distance nécessaire pour produire un récit à partir d’une réalité aussi proche que tragique. Bien sur, le rapport et l’expérience des témoins-spectateurs diffère en fonction des contextes où est présentée la pièce. Pendant qu’à Buenos Aires le Discurso de un hombre decente est accueilli avec une « standing ovation », à Mexico ces mêmes applaudissements enthousiastes expriment autre chose. En pleine guerre contre les « Narcos », et immergés dans le régime de l’information, la traduction esthétique de cette expérience traumatique s’avère encore trop problématique, dans un pays qui nous renvoie à la Colombie des années quatre-vingt dix : « L’art commence là où l’information se termine », nous rappellera Hans-Thies Lehmann, à la sortie du Hau 2 à Berlin, où il vient d’être témoin de cette représentation.
Olivia, dont Heidi est la portevoix, parcourt, très proche des spectateurs, une sorte de ligne imaginaire, de limite virtuelle. Dès le départ, Olivia sera le pont, la division entre deux mondes, celui du spectateur et celle des images qui vont se construire au-delà de cette ligne, une fois tombé le mur qui les sépare. Olivia se dresse tout au long de la pièce en personnage des frontières, en un medium discret, un personnage de passage et de transition. Olivia, en même temps que les spectateurs, va regarder ce qui arrive, et sera à son tour regardée. Sa fonction de témoin de ce monde désolé qui, lorsqu’il apparaît, impressionne presque jusqu’au point de l’aveuglement, va être détournée par le regard que porte sur elle le spectateur. C’est ce regard qui la transforme en personnage, et la restitue au monde, mais autrement, dans cet au-delà d’une fiction singulière. (Bruno Tackels, J’aspire aux Alpes, ainsi naissent les lacs) (Mapa Teatro, 2008)
Cette ligne virtuelle entre ces deux mondes, ce « personnage de passage et de transition », ce pont qui divise les mondes et les sépare est devenu pour nous une figure, et plus précisément une figure de témoin. Heidi, dans les Saints innocents, n’est pas un « personnage », rien ici n’est fictionnel, et pourtant ce n’est pas non plus Heidi, celle qui vient de la vie ordinaire, qui monte sur le plateau, mais plutôt la figure de cette femme qui devient témoin de sa propre vie.
Quelle est cette figure qui « monte » sur la scène, définitivement ancrée dans la réalité, et néanmoins passée dans le monde de la fiction ? Cette figure est une forme de passeur, entre le réel de la scène et la fiction que le spectateur y projette ; entre la fiction du théâtre et le réel que la présence du témoin instaure.
Quand on quitte la logique du « personnage », il est beaucoup plus difficile d’appréhender cette notion de dramatis personae, dont nous héritons depuis tant de siècles. Car il est clair que si le « mode dramatique » classique est apparemment en déclin, cela ne veut pas dire que nous en aurions fini, définitivement, avec lui. Un des théoriciens français, Joseph Danan, affirme que le dramatique « mis en crise » est en train de construire et de réhabiliter des formes anciennes minorées et de nouveaux modes dramatiques, qu’il repère dans un certain nombre de démarches artistiques d’aujourd’hui. 15
L’écriture dramatique ne se donnera alors pas pour tâche de faire naître un monde de fiction mais de susciter des actions et des mouvements scéniques d’où pourra naître ce monde, si ces actions scéniques veulent bien en évoquer d’autres, de nature mimétique, dans l’esprit du spectateur : non une mimesis produite par l’écriture du drame et que le plateau actualiserait, mais directement produite par le plateau. On voit ici pourquoi j’ai évité d’avoir recours, dans ce qui précède, au trop commode « postdramatique » : parce que la ligne de partage qui m’importe n’est pas entre ce qui est dramatique et ce qui ne l’est pas, mais entre deux modes de production dramatique. (Danan, 2013, p. 22)
En vérité, ce n’est pas la notion de « post-dramati-que » qui serait trop commode et simplifiante, mais l’usage qui en est trop souvent fait, qui simplifie précisément et appauvrit les apports considéra-bles du travail de Lehmann. Car il est clair que pour lui, la notion de « théâtre post-dramatique » n’a jamais voulu s’opposer à fronts renversés à celle de « dramatique ». Loin de ce clivage simpliste, il s’agit de penser la « complexification contemporaine du dramatique », qu’il a eu le mérite d’annoncer, en tant que témoin curieux et attentif, dès les années quatre-vingt, ce qui allait exploser partout sur les scènes occidentales, vingt ans plus tard.
Dans le cas de Mapa Teatro, cette « complexification contemporaine du dramatique » n’a en effet jamais voulu prendre congé, complètement et radicalement, de ce qui fonde le drama, en tant qu’exposition des corps en action sur la scène.
Gregers : Tiens ! Hjalmar Ekdal aussi est malade ?
Relling : A peu près tout le monde est malade, malheureusement.
Gregers : Et quel traitement employez-vous pour Hjalmar ?
Relling : Mon traitement habituel. Je m'emploie à entretenir en lui le mensonge vital.
Gregers - Le mensonge... vital ? [...]
Le docteur Relling conclut : Si vous retirez le mensonge de la vie de personnes ordinaires, vous leur retirez en même temps le bonheur. (Ibsen1884)
omment comprendre ces gestes de témoignages que nous avons tentés sur le plateau : un « mensonge vital » pour reprendre et tordre la formule d’Ibsen , à la lumière de cette pensée de l’expérience pauvre, initiée par Walter Benjamin et reprise plus tard par Giorgio Agamben et Georges Didi-Huberman ?
L’impulsion qui nous a fait agir depuis l’expérience d’Horacio dans la prison de Bogotá (1995), jusqu’à nos dernières recherches de témoignages portant sur la vie et la mort d’un guérillero, a toujours été d’être au plus près de l’expérience : amener la représentation (et son public) au cœur de l’expérience, pour lui redonner une force nouvelle et revivifiée. Être au plus près de l’expérience c’est ouvrir les portes à la vulnérabilité de l’autre et regarder l’histoire dans le blanc des yeux. C’est prendre position ; être au plus près de l’expérience c’est pouvoir la traduire. Et cette traduction passe par toutes les formes du témoignage, qui n’a rien à voir avec la reproduction de l’expérience ou sa représentation, impossible et sans intérêt, mais par la présence incontournable du corps.
Nous pourrions également lire la proposition de Mapa Teatro dans Los Santos Inocentes au travers de cette éthique de l’attention. Dans ce cas, les victimes sont absentes, elles ne sont pas représentées, à peine signalées. La non-représentation des innocents est cohérente avec leur privation de représentation dans la société colombienne : los innocents sont les morts, les assassinés, les pauvres, les paysans qui ont souffert de la violence systématique, mais aussi ces jeunes qui se remémorent l’esclavage auquel furent soumis leurs ancêtres et dont ils sont encore les victimes. (Sánchez, 2017)
Le témoin portevoix est un traducteur. D’où, dans le parcours de Mapa, ce constat : dans la séquence actuelle de la trilogie « Anatomie de la violence en Colombie », nous n’avons pas fait de vraies rencontres avec des textes déjà constitués, y compris « contemporains », comme ce fut le cas dans le passé avec Heiner Müller, Bernard-Marie Koltès ou Sarah Kane. Pour ces problématiques traitées actuellement, nous avons fait des rencontres avec d’autres êtres, d’autres formes, d’autres tactiques d’écriture, parfois même très éloignées du champ de l’art. Il nous a fallu faire un pas de plus dans la traduction de l’expérience, et assumer cette quête des témoignages et leur montage sur scène.
Mapa Teatro évite la représentation, et pratique un type de mise en scène qui est plutôt un indisposer. Dans le rituel que l’on peut voir dans les images documentaires, les saints innocents ne sont pas représentés, mais ils sont personnifiés par le public de la rue, c’est à dire que les flagellateurs frappent les personnes qui s’approchent pour les voir. C’est pourquoi, le propre spectateur est celui qui intègre, sans arriver à le représenter, les innocents, celui qui est châtié, l’esclave dans le jeu original du rituel d’inversion, ou les enfants dans le syncrétisme avec le rituel chrétien ; dans la proposition de Mapa, les paysans, les indigènes, les victimes de la guerre sale, de la violence paramilitaire, du narcotrafic, etc. Comment représenter quelqu’un socialement inexistant? (Sánchez, 2017)
Comment avons nous accueilli et ménagé une place, dans un « régime de représentation », à tous ces témoins ? Quelle position sommesnous en train d’accorder aujourd’hui à ces hommes, à ces femmes, à ces enfants, sur la scène ? Comment prendre « soin » (take care, en anglais ) de chaque témoin, dans cet espace ? Une « éthique de l’attention », «una ética del cuidado», «an ethic of care»: à écrire ces mots, nous voyons bien que cette problématique sensible ne résonne pas du tout de la même façon dans les trois langues. Le danger d’un regard instrumentalisé ou la «médicalisation» du regard est toujours là, car la notion de témoin n’est jamais tout à fait exempte de la tentation ou du risque d’instrumentalisation.
Il y a un petit « piège » dans la pièce : la présence sur scène du témoin, un témoin qui ne participe pas à l’action et qui pour autant n’est du côté de personne : il occupe plutôt une position similaire à celle des auteurs (des spectateurs). De fait, c’est évident, il y a une complicité et une projection entre la figure de Heidi comme témoin qui réfléchit et la figure du musicien, Don Genaro, le maestro du marimba également témoin qui ne réfléchit pas ou qui réfléchit avec sa propre musique, ou qui grâce à la musique ouvre un espace de réflexion ou de purification. (Sánchez, 2014)
Nous avons affronté cette question à partir du travail mené avec des détenus dans une prison, dans les années quatre-vingt-dix, jusqu’à ce dernier volet du triptyque où un groupe d’enfants est présent ; en passant par cette longue expérience de Testigo de las ruinas, sans oublier les musiciens de Los Santos Inocentes, qui nous renvoient sans cesse à cette question : « Avons-nous le droit de déplacer ces hommes de la sorte ? Ne sommes-nous pas en train de les mettre dans une vitrine ? Quel type d’attention porter sur des figures qui ne sont pas de ce monde à nous, et qui se trouvent déplacées dans un contexte qui risque bien d’en faire un objet d’exoticisation ? »
La question est : de quelle manière ce dispositif affectif a une incidence sur la réception politique? Ou en d’autres termes ; le dispositif affectif peutil arriver à annuler la responsabilité du spectateur dans la réception politique de la pièce, dans la lecture politique du rituel original qui est présenté en montage avec les autres matériaux? Indubitablement l’affectif « affecte ». Mais ce n’est pas pour cela qu’une « mauvaise » représentation est réintro-duite. D. Genaro n’est représentatif de rien; D. Genaro ne représente pas un personnage (souvenons-nous que ce fut précisément le modèle de la musique qui introduisit l’abstraction et la non-représentation), D. Genaro ne s’érige pas en représentant du peuple pas plus que du spectateur. Finalement, la présence de Don Genaro a une incidence sur la perte de représentativité qui pourrait retomber sur Heidi (que nous connaissons comme auteur). Cette annulation de la représentation se produit sans réduction du discours politique ni de la capacité du spectateur à établir une relation intellectuelle et affective avec le matériau. Pourquoi je parle d’éthique de l’attention dans cette pièce? Précisément pour cette volonté de ne pas transformer l’autre en simple image. Pour la relation qui s’établit entre les acteurs et D. Genaro (très semblable à celle qui s’établissait antérieurement avec Juana María Ramírez, la femme qui cuisinait des « arepas » dans Testigo de las ruinas, (2005). Cette relation d’attention s’applique aussi à la relation avec les absents, les victimes directes. Quoique je ne sais pas, il peut nous échapper qu’il y a une limite: la difficulté pour établir une relation avec ceux qui sont masqués: ceux qui sont masqués en tant que masqués continuent à être l’autre, les autres inaccessibles. Etre de ceux qui sont masqués aurait été seulement possible depuis le sacrifice. (Sánchez, 2013)
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